VIA LE JOURNAL DU GRAND PARIS : J.-C. Fromantin : « Sans grande aménité culturelle, La Défense risque de devenir une friche tertiaire »

Jean-Christophe Fromantin, maire (DVD) de Neuilly-sur-Seine, vice-président du conseil départemental des Hauts-de-Seine et docteur en sciences de gestion, ne redoute pas tant, pour La Défense, un krach immobilier immédiat qu’une lente dégradation du quartier d’affaires, minée par la vacance et la perte d’attractivité. Pour sortir de l’impasse, il plaide pour l’installation d’une grande aménité culturelle et une révision du financement de Paris La Défense, fondée notamment sur un meilleur partage de la fiscalité locale.

Que se passerait-il si l’on ne faisait rien à La Défense ? Faut-il craindre une « explosion de bulle » immobilière ?

Je ne crois pas à court terme à un scénario de krach à la Lehman Brothers. Les grandes foncières ne sont pas aujourd’hui contraintes de vendre dans l’urgence. En revanche, je vois monter un risque tout aussi dangereux : celui d’une friche tertiaire.

Dans les échanges que j’ai avec les propriétaires, je constate que le coût de portage d’une tour vide n’est pas si élevé – quelques centaines de milliers d’euros par an pour le minimum de fluides et de gardiennage. Pour beaucoup, il est moins risqué de laisser un immeuble inoccupé que de le vendre avec une forte décote, qui viendrait brutaliser la valeur de l’actif dans leurs bilans. Si un acteur devait céder massivement à -30 ou -40 %, voire davantage, la décote ferait référence pour tous les autres et pourrait déclencher des révisions en chaîne. C’est ce scénario qui pourrait devenir systémique.

Jean-Christophe Fromantin. © DR

Mais, tant que cette pression n’existe pas, la tentation est de marginaliser ces actifs vacants dans des portefeuilles qui continuent leur vie ailleurs. Résultat : les tours se vident, les cafés de pied d’immeuble ferment, le quartier perd en attractivité, et le phénomène de tâche d’huile s’enclenche. C’est une dégradation progressive, mais très préoccupante. À la fin, oui, on peut se retrouver à devoir lancer une sorte d’« Anru des bureaux », avec un coût colossal pour la puissance publique.

Beaucoup d’acteurs parient sur la transformation progressive des tours en immeubles mixtes – bureaux, logements, coliving, enseignement, loisirs, dans le cadre de package de tours rassemblant une pluralité d’acteurs dans des foncières ad hoc. Ce scénario vous paraît-il crédible ?

Il pose au moins deux problèmes. Le premier est institutionnel. La Défense reste aujourd’hui une opération d’intérêt national (OIN). Cela signifie que les maires n’ont pas la main sur la programmation urbaine ni sur les permis de construire : l’État et l’établissement public Paris La Défense décident. Les Trente Glorieuses justifiaient cet axe stratégique : il fallait produire très vite un volume de bureaux dont l’économie française avait besoin.

Mais si l’on bascule vers un quartier multi-usages, avec des logements, du coliving, des écoles, des commerces…, on rejoint une programmation qui fait le quotidien de toutes les villes. Or, pour un maire, un programme de logements ne se résume pas à une belle idée architecturale : ce sont des équilibres urbains avec des crèches, des écoles, des équipements publics à financer. On ne peut pas, d’un côté, conserver un statut dérogatoire qui écarte les élus locaux et, de l’autre, leur demander d’assumer les charges générées par cette mixité.

Dès lors, il faut clarifier les choses : soit La Défense reste une OIN, avec une ambition nationale clairement assumée, et l’État prend sa part de responsabilités ; soit elle devient un quartier comme les autres, et il faut réinterroger le statut d’intérêt national et redonner des prérogatives aux collectivités concernées, dont l’intercommunalité dont je rappelle qu’elle a la compétence d’aménagement. Pour l’instant, on est dans un entre-deux peu lisible.

Au-delà du statut, la programmation elle-même – logements, coliving, campus… – vous semble-t-elle adaptée ?

Ce qui m’inquiète, c’est l’absence de vision prospective solide. On parle de transformer des centaines de milliers de mètres carrés, mais sur la base de quels besoins objectivés à 20 ou 30 ans ?

Avons-nous aujourd’hui, à l’échelle francilienne, une étude robuste qui nous dise : il y aura durablement 10 millions de mètres carrés de bureaux en trop, il faudra tant de mètres carrés supplémentaires pour des écoles, pour du logement étudiant, pour des équipements culturels ? Non. On en est encore trop souvent au registre de l’incantation : « on va faire du coliving », « on va faire un campus », « on va faire des logements ».

On a déjà connu cela. Dans les années 1980-2000, le récit des « villes-monde » et du Grand Paris a produit une quasi-unanimité : il fallait construire des bureaux, financiariser les actifs, densifier sans cesse, faire « la ville sur la ville ». Résultat : des millions de mètres carrés de bureaux excédentaires et un desserrement métropolitain qui questionne. On peut reproduire la même erreur demain avec le coliving ou le logement si l’on ne s’appuie pas sur les tendances réelles des sciences sociales, économiques et démographiques.

Or celles-ci, que ce soit dans les travaux de Gérard-François Dumont ou d’autres chercheurs, montrent que les grandes métropoles deviennent répulsives pour une partie très majoritaire de la population. Les habitants n’aspirent plus à s’entasser toujours davantage dans quelques kilomètres carrés de tours. Dire que l’on va « sauver La Défense » en y empilant logements, coliving et bureaux me semble en contradiction avec ces tendances lourdes. On raisonne encore à court-terme.

Si ce scénario ne vous convainc pas, que proposez-vous pour redonner de l’attractivité au quartier d’affaires ?

J’identifie deux chantiers : l’attractivité et la gestion. Sur l’attractivité, ma conviction, étayée par mes travaux universitaires, est qu’il faut au cœur de La Défense une grande aménité culturelle.

Historiquement, ce sont les polarités sacrées et culturelles qui donnent le la de l’attractivité pérenne d’un territoire : Notre-Dame, le Louvre, le Grand Palais, la Fondation Vuitton… Ce que les chercheurs appellent des « valeurs positionnelles ». Elles génèrent des flux, de l’hospitalité, des hôtels, des restaurants, des emplois, et surtout une revalorisation des actifs immobiliers alentours. C’est ce que les économistes ont appelé « l’effet Bilbao ». Lorsque le musée Guggenheim s’implante à Bilbao [Espagne], toutes les valeurs foncières et immobilières dans son périmètre progressent. Cet impact est scientifiquement prévisible.

La Défense Arena (Hauts-de-Seine). © Jgp

À La Défense, si nous posons une aménité culturelle de cette ampleur, nous créons un choc d’attractivité 7 jours sur 7, de 8 heures à minuit, qui n’est pas dépendant du seul rythme des bureaux. Cela profite aux commerces, à l’hôtellerie, mais aussi aux propriétaires d’actifs tertiaires, qui voient la valeur de leurs immeubles se réapprécier. C’est sur cette survaleur qu’on peut ensuite bâtir un partage : financer l’équipement culturel lui-même et donner aux foncières les moyens d’engager des réhabilitations lourdes, voire des reconstructions.

Quel type d’équipement culturel avez-vous en tête ?

Je propose de remettre sur la table l’idée d’André Malraux, qui, dès 1964, considérait que La Défense n’aurait d’avenir qu’adossée à un grand projet culturel. Il imaginait un musée du XXᵉ siècle. L’histoire en a décidé autrement, et ce projet a donné naissance au Centre Pompidou et au Musée d’Orsay.

Or ces deux institutions disposent aujourd’hui de collections considérables qu’elles ne peuvent exposer qu’à la marge : elles aimeraient pouvoir montrer davantage d’œuvres. Dans les échanges informels que j’ai pu avoir, l’idée d’un « relais » à La Défense, accueillant plusieurs milliers d’œuvres du XXᵉ siècle, suscite de l’intérêt.

La forme architecturale peut être très ouverte : geste spectaculaire au centre de la dalle, intégration dans les socles des tours, parcours muséal en hauteur… Le terrain de jeu est unique au monde, et La Défense est déjà parfaitement connectée : ligneGérard-François Dumont1, RER, future ligne 15, accès piéton par l’axe historique. Là où beaucoup de projets culturels butent sur la question des transports, ici tout est prêt. C’est précisément parce que ce site est unique que je trouve réducteur de le traiter comme un quartier ordinaire, en y empilant un peu de tout. Faisons preuve d’une ambition. C’est l’enjeu que je développe dans le cadre de la mission que m’a confiée Valérie Pécresse sur l’avenir des grandes polarités économiques d’Île-de-France.

Reste la question du financement et de la gouvernance de Paris La Défense, dont les ressources fondées sur les droits à construire se sont taries. Comment sortir de l’impasse ?

Il faut remettre de l’ordre logique entre recettes fiscales et charges de gestion. Aujourd’hui, les communes tirent des recettes importantes de La Défense via une part de fiscalité foncière et d’autres impôts économiques, tandis que l’établissement public assume l’essentiel de la charge d’entretien de la dalle, et des infrastructures…

Je plaide pour un parallélisme simple : si les collectivités perçoivent la fiscalité générée par La Défense, il est normal qu’elles assument en face les charges de La Défense à due proportion. Autrement dit, on remet les collectivités concernées devant leurs responsabilités, au lieu d’inventer des mécanismes de redevances ou de subventions compliqués. La charge devient le corollaire direct du produit fiscal.

La charge foncière, elle, ne doit plus être la variable d’ajustement qui finance le fonctionnement de Paris La Défense. Elle doit abonder les projets de transformation, notamment la grande opération culturelle dont nous parlions.

Un équipement culturel de cette ampleur se chiffrerait en milliards. Qui paie ?

Un tel projet nécessite évidemment un tour de table à plusieurs étages. D’abord, l’État. Il prépare aujourd’hui le programme d’investissements d’avenir « France 2040 ». J’estime indispensable que la culture soit éligible de cet appel à projet, au même titre que l’innovation technologique ou la transition énergétique. La culture est l’un des principaux marqueurs de l’attractivité française, notamment en Île-de-France : il est logique qu’elle bénéficie de ce type de financement.

Ensuite, les foncières elles-mêmes, via la survaleur créée par l’arrivée de cette aménité culturelle. Une partie de cette plus-value doit contribuer à financer l’équipement, l’autre servant à reconfigurer leurs actifs. Enfin, les collectivités franciliennes, aujourd’hui confrontées au sur-tourisme, ont intérêt à soutenir l’émergence d’un nouveau pôle d’accueil à La Défense, qui permettrait de mieux répartir les flux et d’accroitre les retombées économiques.

Si l’on articule ces trois sources – État, propriétaires, collectivités – autour d’un projet culturel ambitieux, on peut à la fois relancer l’attractivité de La Défense, revaloriser durablement ses actifs et stabiliser son mode de financement. C’est, à mes yeux, plus crédible qu’une succession de micro-projets de coliving ou de réaffectations au coup par coup, qui risquent surtout de banaliser un site qui, par sa situation au bout de l’axe historique parisien, mérite beaucoup mieux.

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